Transmission...


La Chaine est huilée, le son de la transmission est feutré, la route est linéaire, cela fait 15 Km que nous sommes sur le canal, l'esprit part facilement, les gestes sont devenus automatiques, les jambes pressent les pédales, la force est transmise... Nous filons, nous avançons, mieux, la vitesse maîtrisée nous fait tenir en équilibre. La transmission devient cet espace entre l'énergie générée, l'envie déployée et le déplacement effectué, le chemin parcouru. «Papa, on fait un jeu... », mon esprit revient à la réalité. Mila à l'avant du tandem s'ennuie, l'énergie dans la transmission faiblit.

«Tu veux jouer à quel jeu ?»

«Au jeu des intrus.»

«Vas y, c'est toi qui commence. »


Le tandem reprend un peu de vitesse, à l'arrière je ressens à nouveau l’énergie produite à l'avant. Le jeu réintègre la notion de plaisir, la confiance réciproque fait accélérer les maillons de la chaîne, tout roule, la transmission est de qualité, nous avançons... Le canal laisse place à la Saône, les coteaux, le vignoble à l'horizon nous ramènent à la géographie de l'instant, la lecture du paysage apporte son lot de questions, l'œil du géographe s'aiguise...

« Papa j'ai faim, papa… j'ai faim... »

Fin de la transmission ... La roue libre est maintenant statique. La béquille est stabilisée. Une pause s'impose.


Les principes et les effets de la transmission mécanique sont-elles les mêmes dans le champ de l'éducation ? Si oui, quelle énergie, quelle force permettraient de transmettre des savoirs afin d'avancer sans perdre l'équilibre pour voir apparaître un monde qui tourne un peu plus rond ?

Que voulons-nous leur transmettre ? 

Quelle transmission privilégier ?


La transmission du vélo est un élément indispensable de la monture. Parmi les éléments du système de transmission, on retrouve : pédales, manivelles, pédaliers, chaîne et maillons, cassettes et roue libre, clavettes de fixation des pédales, dérailleurs avant et arrière, ou encore câbles et gaines.


La transmission des savoirs est un élément indispensable à la survie de l'humanité. Parmi les éléments du système de transmission, on retrouve : des enfants, des adolescents des adultes, des savoirs construits depuis les premiers Hommes et une visée à construire ensemble.


De la transmission du tandem à la transmission des savoirs :


Pour pédaler, nous appuyons sur les pédales ; notre force entraîne les deux chaînes retenues par les dents du plateau central et les roues dentées de l'arrière. Le pédalier tourne sur un axe fixé dans la cage du boîtier de pédalier. Comme pour le moyeu de roue, il utilise un roulement à billes. Ce mouvement très simple nécessite de s'y attarder un peu pour un rendement maximal. Nous roulons sur un montage en 48/12 sur notre tandem : c'est notre braquet. C'est ce qui se passe quand nous changeons de vitesses. Le braquet est le nombre de dents du plateau (48) divisé par le nombre de dents du pignon (12). Ce nombre résume une distance parcourue en un tour de pédale avec une circonférence de roue de (700) = 2 mètres 133 centimètres. Soit : 48 / 12 x 2.133 = 8,532 mètres.

« Thao un peu de proportionnalité : Question du jour : Sachant qu'à chaque tour de pédale nous avançons de 8 mètres 50. Combien faut il effectuer de tour de pédale pour rejoindre Athènes ? »

« C'est nul ton problème ça dépend si tu te mets en moulinette ou pas. »

« C'est pas faux...justement, passons à la description du dérailleur... »


Dérailleurs avant et arrière de vélo, les pièces majeures de la transmission :


Parmi les pièces de transmission, on retrouve le dérailleur qui est la pièce technique la plus importante. Il doit être facile à manipuler, précis dans ses réglages, faciliter la course de la chaîne dans tous les cas de figure. Deux câbles actionnent les ressorts et des galets du dérailleur. Le dérailleur du vélo qui s'active en fonction du relief ou de la fatigue est un peu comme l'adulte qui personnalise sa transmission en fonction de l'enfant ou de l'adolescent. L'adulte transmetteur doit lui aussi faire preuve de précision dans les réglages. Pour acquérir un savoir, l'enfant doit comprendre, mémoriser puis transférer le concept. Pour que cela fonctionne, les maillons de la chaîne se doivent d'être solide, l'enfant doit être sécurisé affectivement, disponible et motivé. Par exemple, en moulinette, l'adulte pourra transmettre des savoirs organisés en tâches simples. Quand il estimera l'enfant plus à son aise il changera de braquet...


Le cadre : l'élément structurant


Le Boîtier de pédalier, le pédalier, les manivelles viennent créer cet espace où l'énergie se déploie entre le cadre et les maillons de la chaîne . Les manivelles sont le levier sur lequel on appuie pour donner la propulsion à notre tandem.

Sans cadre il n'y a pas de transmission.

Lorsque la soudure du cadre devient fragile, la transmission peut elle répondre aux exigences du voyage ?

Lorsque le choix du cadre comporte des options mal définies, la transmission peut elle assurer un déplacement de qualité pour l'ensemble des usagers ?


« Papa, on arrive quand, j'en ai marre.»

« On roule jusqu'à 18h et on trouve un endroit pour dormir. »

« On fait un jeu ? »

« Pas maintenant, mais on a le droit de s'ennuyer... »

« Pffff »


Le cadre scolaire est le cadre officiel de la transmission des savoirs alternant les ministères de l'instruction et/ou de l'éducation. Ce cadre peut laisser croire ici et là que lui seul est légitime, compétent en affaire d'éducation. Certains parents peuvent s'infantiliser face à un cadre scolaire qui peut sembler imposant. La loi Jospin de 1989, visant à faire entrer les parents au sein de la communauté éducative suffit-elle aujourd'hui à assurer un véritable partenariat ? Un ministère de la transmission pourrait-il recréer une dynamique entre générations ...?

Pourrait-il redonner une place juste à chaque

adulte ?

La transmission n'est elle pas l'affaire de tous ?

Un ministère de la transmission voire un ministère de la parentalité pourraient ils redonner aux parents, maillon essentiel de la chaîne, le plaisir, la confiance, la responsabilité de transmettre des essentiels pour une visée commune...?

Toute cette réflexion transmissive à chaud sur le guidon n'est pas aussi si simple, il conviendrait évidemment d'appréhender le tout dans sa complexité...


Mais, finalement, pourquoi envoyons-nous nos enfants à l'école ?


L'école est de plus en plus tiraillée entre des fonctions multiples voire antinomiques : enseigner la maîtrise des langues traditionnelles et initier les enfants aux technologies de l'information et de la communication, transmettre un patrimoine historique et permettre la compréhension des situations contemporaines, apprendre par compétences en ‘‘décontaminant’’ la note et faire réussir aux examens, former au respect de l'environnement et à la sécurité routière, éduquer à la santé, monter des projets individuels tout en s'intégrant dans un collectif, développer la créativité, la citoyenneté, former à l'esprit critique sans le rendre subversif... sans oublier les fondamentaux : lire, écrire et compter...


Nous ne pouvons que souhaiter qu'un jour, l’Etat précise les finalités de l'école, indique ses objectifs et définisse ses priorités. Une telle démarche aurait le mérite d'éviter que des questions essentielles, qui concernent l'ensemble des citoyens, soient traitées au gré des aléas politiques et des rapports de force entre les différents groupes de pression…


Néanmoins, tout en descendant de ma selle avec Mila à l'avant du tandem, (oui il est 18h) on peut énoncer quelques principes mécanico-éducatifs pour une meilleure transmission : 


Transmettre des savoirs qui inscrivent l'enfant dans un groupe d'appartenance et lui permettent de s'y intégrer. Chaque maillon est essentiel à la chaîne. Chacun se reconnaît en tant que JE inscrit dans un Nous. Le voyage en famille, pourra permettre et nous l’espérons, la rencontre de nos enfants avec d'autres enfants afin d’agrandir le cercle d'appartenance.


Transmettre des savoirs qui donnent à l'enfant les moyens d'échapper à toute forme d'emprise, y compris l'emprise de la collectivité dans laquelle on l'inscrit. En moulinette ou sur le grand braquet, la roue est libre de critiquer son cadre. Mila a le droit de ne pas accepter le fait de partir en voyage et remettre en cause les choix de ses parents. 


Transmettre des savoirs qui permettent à l'enfant d'accéder à l'universalité de la condition humaine. La transmission permet d'avancer, le déplacement prend en compte le d'où je viens pour savoir où je vais, le d'où nous venons pour savoir où nous allons. Cette accession passe par la compréhension de sa propre intériorité et la compréhension de l'autre.


Transmettre des savoirs qui permettent à l'enfant de sentir ce qu'il pense et de penser ce qu'il ressent. La transmission mécanique peut être sensible. La transmission éducative se doit d’être sensible. La dimension psycho-affective semble essentielle dans l'acquisition d'un savoir. Cela passe par la compréhension de ses émotions et celles des autres.


"Papa t'as vu le héron qui est passé juste au dessus du cheval. Il est trop beau… »

«Le cheval où le héron. »

«Le cheval…il ressemble à celui de Jacques qui nous a donnés des tomates , tu sais quand il pleuvait. J'en voudrais trop un comme ça... »

« Un cheval ou Jacques ? » 

« Pfff… un cheval. »


Nous entrons dans le Jura, le paysage change brutalement, le relief de chaque côté du canal donne ce sentiment d'enfermement. Le soleil est brûlant, le vent manque, les jambes sont lourdes. La sueur au front, je regarde mon plateau avant tourner. A chaque tour, il dévie de plusieurs centimètres, la chaîne touche le dérailleur. La transmission a perdu de sa qualité. Il faut réparer.


« Allo, Julien, j'ai un caillou qui s'est fixé dans un maillon de la chaîne, j'ai 4 ou 5 dents totalement faussées. »

« C'est de l’aluminium, avec une pince tu pourras les redresser. »


L'enfant vient au monde et il ne peut grandir que s'il est introduit dans le monde, si des adultes prennent en charge son arrivée dans la maison. Là, il lui faut apprendre les normes, les valeurs, la culture de ceux qui l'accueillent. 


Ce n'est pas facile. L'intégration d'habitudes à prendre, de codes à acquérir, d'obligations auxquelles il faut se soumettre demandent aux parents eux-mêmes de questionner leur propre rapport à l'enfance. Les grains de sable sur la transmission sont nombreux. Certains sont faciles à retirer, ils sont visibles, d'autres sont cachés et sont très souvent gênants pour la communication et la transmission.


L'enfant qui est éduqué ne peut pas choisir lui-même ce à quoi il doit être éduqué. Nos enfants ne choisissent pas la langue dans laquelle ils vont s'exprimer, les coutumes avec lesquelles ils vont vivre. 

Thao et Mila n'ont pas choisi de partir faire un tour de vélo de même qu'ils ne peuvent pas, à l'école, choisir les disciplines qu'ils vont devoir apprendre pour s'intégrer dans la société. Si Mila et Thao pouvaient choisir leurs objets d'apprentissage, c'est qu'ils seraient déjà éduqués. 


La Transmission de la roue libre aurait

deux objectifs :


Inviter l’enfant, l'adolescent à s'inscrire dans une Histoire et lui donner les moyens de se développer dans la collectivité qui les accueille : des savoir-faire qui leur permettent de vivre au quotidien, des langues pour communiquer avec ses semblables dans tous les domaines, la connaissance des phénomènes naturels et sociaux dans lesquels ils devront s'insérer, des savoirs pour identifier les enjeux historiques, économiques, politiques auxquels ils devront faire face.


Inviter l’enfant, l'adolescent à s'inscrire dans une Histoire personnelle, singulière où les doutes feront place aux certitudes et où ces mêmes certitudes feront place à de nouveaux doutes. Les inviter à appréhender la complexité des situations en pensant ce qu’ils ressentent et en ressentant ce qu'ils pensent.


Le vélo est conçu pour fonctionner. Sa transmission avec l'aide d'autrui est créée pour avancer.


L’enfant dès sa naissance est fait pour aller bien. Via la Transmission, il est fait pour apprendre et pour vivre avec les autres des déplacements qui feront avancer le collectif.


«La vie, c'est comme la bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l'équilibre. » Albert Einstein 


Larouelibre, le 3 septembre 2017.